vendredi 26 février 2010
Quelle merveilleuse journée ! On n’est au fond vraiment heureux que lorsqu’on parvient à se faire surprendre. On croit connaître la partition par cœur, ce cheminement catastrophique d’une introduction trop violente à des adieux irrévocables. Et puis, un épilogue, une coda. Un angle nouveau, facilité aujourd’hui par l’achat de lunettes bien trop grises et noires.
Dieu que j’aime la piscine !
Je l’assimilais bêtement à ces souvenirs pénibles de lycée, à la honte des vestiaires, face au dévoilement trop brusque de ces peaux étrangères, puis aux mauvais traitements que subirait ma chair disgracieuse. Les regards qui se cogneraient sur mon vieux ventre de petit gros, les rires gras qui éclateraient après un plongeon raté et la froideur de l’eau, le poids du chlore sur mes pupilles.
Nous n’étions qu’entre garçons et brouillons de femme. Les sourires de mes pairs à la vue d’un « joli cul » me paraissaient aussi faux que leur dédain face à une cellulite trop prononcée ou un visage écrasé par son bonnet de bain. Je ne les regardais pas, je me recroquevillais près d’une des rares fenêtres et observais le triste ballet des chaussures mal lacées, des shorts mal coupés dans les recoins du stade, à l’abri des réprimandes du monstre de professeur.
Il aura fallu qu’un autre monstre, me diagnostiquant un surpoids inquiétant, m’ordonne à son tour de marcher droit, de manger moins. Et de faire du sport. La piscine, rien de mieux. Mais avec des lunettes, histoire d’éviter les dégâts du chlore.
Il aura fallu faire abstraction de cette connasse de caissière, que j’ai semblé déranger en pleine conversation pour acheter mon ticket, puisqu’elle ne trouva rien de mieux à répondre qu’un soupir à mon bonjour, pourtant poli. Un de ces soupirs qui mériteraient des baffes. Il aura fallu insister un peu pour connaître les horaires, puis ne plus insister du tout, puisque je les oublierais, ou ne reviendrais jamais. Il aura fallu rassembler un peu de courage dans une de leurs cabines avant d’oser en sortir, tout emmitouflé dans ma serviette.
Entrée en matière pénible, descente hésitante. Et puis, le froid se heurtant à mes membres pétrifiés a laissé place à une fragile aisance, quelques mouvements, très lents, très incertains, m’ont peu à peu libéré de ce souvenir glacé. C’était donc ça, la brasse coulée. A l’extérieur, à l’intérieur, inspiration, expiration. La moue déconfite des maîtres nageurs, les pieds si fins de ma voisine. La brillance inquiétante des carreaux, le mouvement engourdi de ses mollets, une bouée oubliée sur un plongeoir, le relief délicieux de ses fesses. Entrecoupées de retours essoufflés à la réalité, quelques secondes d'apaisement s'offraient à moi.
Je ne pus que constater la banalité de ses traits lorsqu’elle s’étira au bout du semblant de couloir. Elle me proposa de la dépasser, je prétextai nager beaucoup moins bien qu’elle. Peut-être se doutait-elle de quelque chose. Mais je cessai vite de la reluquer, l’imaginaire de ses jambes faisant pâle figure face à l’image de ses yeux vides, de ses lèvres inembrassables.
Un autre visage m’est ensuite apparu, paré des mêmes lunettes que moi. Quelques mèches blondes s’échappaient de son atroce bonnet de tissu et je découvris un ange en maillot bleu.
J’aurais alors voulu ne jamais quitter cette eau que j’avais fui si souvent, pour y voir encore ses bras se remuer, pour figer cet instant où je la croisai, où je pus enfin voir ses cuisses sublimes se débattre, très assymétriquement mais avec grâce, lenteur.
Je me pressai alors, espérant la recroiser encore et encore, jusqu’à ce que ses lunettes à elle découvrent mon corps à moi, jusqu’à ce que cet appendice de mer laisse échouer sur le littoral blanchâtre l’ange que je deviendrais pour elle.
Nous quitterions l’eau ensemble et n’aurions plus jamais froid.
Elle partit au bout de quelques longueurs, laissant mon âme d’adolescent et mon sexe grandis boire la tasse. Je la retrouverais un autre jeudi à midi trente. Et sinon, tant pis. Je croiserais sans doute une autre Marilyn prête à m’aimer le temps d’une brasse coulée.
C’est peut-être le réconfort des laids : la beauté qui nous entoure est inépuisable.
mercredi 9 septembre 2009
J’avais accouru Rue Sénac dès que j’avais appris qu’elle y serait. Malgré le sentiment d’impuissance qui m’envahissait lorsque je m’imaginais notre conversation, autrefois débordante de mots inutiles et d’énergie.
Je savais qu’il n’existait pas de mots pour adoucir sa peine, ni ceux qui condamneraient ces immondes salauds que personne ne retrouverait, ni ceux qui l’encourageraient à vivre à nouveau.
Et c’est sans doute face à cette Diane recroquevillée, face à cette Artémis en pleine reddition, que le processus déjà enclenché par la rêverie solitaire de ma Grégoire prit le dessus sur moi.
La chatouille qui se manifestait parfois, au bas du ventre, disparut à jamais, réprimée par le spectacle tragique de ces jambes et de ces mains repliées, de ce vieux pull gris étiré sous la crispation de ses paumes, de ce vêtement à présent aussi difforme que sa féminité tuée dans l’œuf.
Je n’aimerais plus jamais.
Je ne m’abandonnerais jamais.
Je ne me laisserais plus porter par la beauté d'un regard, d'un sourire ou d'une symphonie.
Je replierais tout : mes jambes, mes bras, ma fougue et ma naïveté derrière une mauvaise foi incommensurable.
J’ignorerais les roublards, les costauds, les supermen et par-dessus tout ceux qui lisent mal et savent parler, trop, voire gueuler, détourner. Les brutes, qui ne sont pas toujours celles que l'on croit : ceux qui envoient la cavalerie, la charrue puis les bœufs, la fanfare.
J’admirerais les regards timides, les hommes aux mains de femme, la décoration sobre, minutieuse de leurs appartements.
J’irais jusqu’à emménager chez l’un d’entre eux, jusqu’à ranger avec lui les papiers et factures dans des pochettes de couleur. Je m’endormirais contre la douceur de sa peau après une tendre étreinte, je l'embrasserais pieusement.
Et puis, pendant ses absences, j’insérerais dans notre lecteur un de ces disques qui déchire les oreilles avant même de les avoir amadouées. Billie Holiday pleurerait sur notre stéréo, susurrant sans aucun artifice ces mélodies entendues mille fois avec toute la rage d'un cri murmuré, d'une désillusion amère.
Et je pleurerais aussi. Parce que, bon dieu, qu’est-ce que je serais malheureuse …
lundi 2 février 2009
Elle lui avait souri, elle avait ouvert ses grands yeux bleus. On dit que les yeux bleus sont rares, qu’ils s’éteindront d’ici quelques siècles. Ceux d’Emilie sont profonds, ils brillent et leur lumière envoûte tous les garçons. Cet après-midi, pourquoi pas, à tout à l’heure, elle lui avait souri et elle était repartie vers les autres filles. Toujours entre elles, les filles, à s’échanger mollement des balles en mousse par-dessus un filet. Elles n’ont jamais senti leurs membres en sueur se figer de peur à l’approche du ballon, elles n’ont jamais essuyé la violence des coups ou ignoré les remarques assassines à la vue de leurs jambes blanches et maigres. Mais peu importe.
Les autres avaient ricané, Jean en serait malade. Lui qui regardait Emilie avec la tendresse qu’il ne s’autorisait jamais, lui qui laissait aller si souvent ses poings sur les épaules osseuses de Julien, lui qui trouvait à redire sur chacun de ses gestes, lui qui riait chaque fois que Julien ouvrait la bouche. Le genre de rire qu’on entend toujours nous poursuivre, le genre de rire qu’on passe sa vie à guetter derrière son épaule. Julien se frottait les mains : Jean en serait malade. Julien se demandait parfois s’il aimait Emilie ou la jalousie qu’elle suscitait chez les garçons.
Mais peu importe : aujourd’hui les ballons, les coups et la moiteur ne sont plus rien, Emilie est venue avec ses grands yeux scruter le paysage sur le toit et Julien lui fait fumer sa meilleure herbe.
A présent elle laisse osciller son regard entre l’étrange spectacle et Julien, des enfants jouent à la marelle dans le terrain vague, des billes s’échangent. Emilie attend, un peu perplexe, fais donc quelque chose, et Julien réalise qu’il n’y a pas besoin de garçons, de ricanements et de ballons pour que ses membres se figent.
Julien avale sa fumée de travers, il reconnaît la voix de sa mère, à peine quelques mètres sous lui. « Et le petit qui ne ferme JAMAIS sa fenêtre ... et qui vient pleurer après, maman je me suis encore fait bouffer par les moustiques, forcément que ton encens au citron là, ça repousse rien, t'avais qu'à la fermer, ta fenêtre. Comme si je le savais pas, que tu fumes ».
Emilie sourit, la petite fenêtre claque et Julien étouffe sa toux derrière sa manche. Aussi loin qu'il se souvienne, sa mère avait toujours parlé seule, pestant contre le couteau qui ne coupait pas ou l'éponge qui ne lavait plus. Il l'entendait marmonner deux mots entre les râles de l’aspirateur, entre les frottements frénétiques de la serpillière sur le parquet, et il riait.
Il aspire de nouveau, recrache vite, sa gorge s'est asséchée mais il ne peut pas tousser, pas tant que sa mère astique encore le salon.
[...]
Les autres avaient ricané, Jean en serait malade. Lui qui regardait Emilie avec la tendresse qu’il ne s’autorisait jamais, lui qui laissait aller si souvent ses poings sur les épaules osseuses de Julien, lui qui trouvait à redire sur chacun de ses gestes, lui qui riait chaque fois que Julien ouvrait la bouche. Le genre de rire qu’on entend toujours nous poursuivre, le genre de rire qu’on passe sa vie à guetter derrière son épaule. Julien se frottait les mains : Jean en serait malade. Julien se demandait parfois s’il aimait Emilie ou la jalousie qu’elle suscitait chez les garçons.
Mais peu importe : aujourd’hui les ballons, les coups et la moiteur ne sont plus rien, Emilie est venue avec ses grands yeux scruter le paysage sur le toit et Julien lui fait fumer sa meilleure herbe.
A présent elle laisse osciller son regard entre l’étrange spectacle et Julien, des enfants jouent à la marelle dans le terrain vague, des billes s’échangent. Emilie attend, un peu perplexe, fais donc quelque chose, et Julien réalise qu’il n’y a pas besoin de garçons, de ricanements et de ballons pour que ses membres se figent.
Julien avale sa fumée de travers, il reconnaît la voix de sa mère, à peine quelques mètres sous lui. « Et le petit qui ne ferme JAMAIS sa fenêtre ... et qui vient pleurer après, maman je me suis encore fait bouffer par les moustiques, forcément que ton encens au citron là, ça repousse rien, t'avais qu'à la fermer, ta fenêtre. Comme si je le savais pas, que tu fumes ».
Emilie sourit, la petite fenêtre claque et Julien étouffe sa toux derrière sa manche. Aussi loin qu'il se souvienne, sa mère avait toujours parlé seule, pestant contre le couteau qui ne coupait pas ou l'éponge qui ne lavait plus. Il l'entendait marmonner deux mots entre les râles de l’aspirateur, entre les frottements frénétiques de la serpillière sur le parquet, et il riait.
Il aspire de nouveau, recrache vite, sa gorge s'est asséchée mais il ne peut pas tousser, pas tant que sa mère astique encore le salon.
[...]
jeudi 1 mai 2008
Libres de nous montrer, libres de jouir, libres de laisser un string dépasser de notre jean. Libres d’afficher un lapin playboy sur nos t-shirts, libres de nous comparer à ces poupées dénudées et retouchées, plastiques et consentantes, vides de sens mais pleines de ce sperme qui gicle sur les pages de leurs magazines. Libres de s’imaginer jeunes et jolies alors qu’on finit si vieilles et si jetables, libres de détester celle qui parviendra à être encore plus salope que nous. Libres de jouer les provocatrices mais d’attendre sagement les jambes écartées.
Libres de rêver à un destin de Bridget Jones, de s'atteler à un boulot un peu chiant pour se payer des soirées entre copines le samedi soir, de la crème glacée et de la vodka pour noyer un malheur de célibataire rondouillette mal-aimée qui fantasme sur son patron. Le tout pour finir comme une pretty woman, une des choristes de Love Actually, enrôlées par un homme plus brillant, plus haut placé dans la hiérarchie, à distraire ces intellectuels coincés avec une fraîcheur presque provinciale de gentille gourde maladroite élevée à la culture Madonna.
Libres d’être différentes, plus douces et fragiles, plus matures, tellement moins viles. Libres de se limiter à Vénus puisque Mars semble si peu attrayant, libres d’être de vraies femmes aux gestes pleins de charme, puisque combattre ferait de nous des Miss Maggie. Libres de rester complémentaires à défaut de devenir leurs égales, d'attendrir à défaut d’être prises au sérieux.
Libres de ne plus leur obéir mais de réclamer leur argent et leur protection. Libres d’exiger de la compréhension, de la sensibilité mais une érection à toute épreuve. Libres de revendiquer la chair de leur chair comme notre propriété, celle pour laquelle on rêvera, celle qu’on idéalisera, celle qu’on frustrera à défaut de l’avoir vraiment été, libres …
dimanche 30 mars 2008
Un relent chaud de vieux nerf me tire du plus profond des sommeils. Une fatigue moite cloue ma carcasse au matelas mais mes paupières restent ouvertes, et je ne pense pas grand-chose sinon que je me sens si lourde, que mon estomac et ma tête me font un mal de chien.
Les restes d’alcool semblent s’être coincés quelque part dans mon ventre, je relève mon dos lentement, très lentement.
Bordel quelle soirée. Je pense avoir pris le premier ou le dernier métro, je me suis étalée dans mon lit et n’ai pas fait long feu. Hier soir j’ai dansé jusqu’à ne plus pouvoir remuer mes jambes et mes orteils, ce matin j’étire mes membres courbaturés sous la couette. Mes nouvelles chaussures m’ont fait de belles ampoules, mes ongles ont un peu déchiré ma peau, j’aurais dû prendre une plus grande pointure mais il n’y avait que celle-là et j’aimais tellement ces chaussures …
Elles habillent comme un rien, avec leur joli talon, fin juste comme il faut. Je ne porte pas toujours de talons, je ne maquille pas toujours mon visage et je ne souris pas toujours aux amis des amis que je ne connais pas. Je suis plutot de ceux qui observent les autres idiots s’aborder, se parler, se toucher, comme si ils se comprenaient, comme si ils allaient s’en rappeler le lendemain.
Mon estomac s’est creusé, je devrais avaler quelque chose mais je n’ai pas faim, ma bouche est engourdie et pâteuse, je ne me suis pas couchée hier soir mais ce matin, il est déjà seize heures, un autre dimanche de gaché.
Mes cheveux sentent la cigarette, tous fumaient autour de moi, je toussais mais m’en fichais, j’essayais de danser tant bien que mal, je glissais un peu, à cause des talons, à cause du punch, mais je riais avec eux, je n’étais plus triste ou timide, j’étais presque belle. Ces chaussures habillent comme un rien, Justine m’avait prêté sa robe et mon corps l’épousait, se laissait faire, suivait les affreux boums boums rythmés que certains qualifient de musique …
Quelques larmes titillent ma gorge, je ne sais pas vraiment pourquoi, les nuages se balladent dans un ciel assombri de fin d’après-midi. Hier soir nous étions tous baignés de lumières colorées, et nos corps s’en immergeaient. Hier soir ma gorge ne pleurait pas, un goût étrange s’y imprimait, ce goût sucré qui dessine le sourire et illumine le visage jusqu’aux pupilles, avant de se répandre dans le ventre comme une chatouille et de rendre gracieux les gestes les plus ordinaires … C’était sans doute ça, la liberté.
Le silence résonne dans cette chambre, un vieux silence de quotidien, de dimanche gris.
Les restes d’alcool semblent s’être coincés quelque part dans mon ventre, je relève mon dos lentement, très lentement.
Bordel quelle soirée. Je pense avoir pris le premier ou le dernier métro, je me suis étalée dans mon lit et n’ai pas fait long feu. Hier soir j’ai dansé jusqu’à ne plus pouvoir remuer mes jambes et mes orteils, ce matin j’étire mes membres courbaturés sous la couette. Mes nouvelles chaussures m’ont fait de belles ampoules, mes ongles ont un peu déchiré ma peau, j’aurais dû prendre une plus grande pointure mais il n’y avait que celle-là et j’aimais tellement ces chaussures …
Elles habillent comme un rien, avec leur joli talon, fin juste comme il faut. Je ne porte pas toujours de talons, je ne maquille pas toujours mon visage et je ne souris pas toujours aux amis des amis que je ne connais pas. Je suis plutot de ceux qui observent les autres idiots s’aborder, se parler, se toucher, comme si ils se comprenaient, comme si ils allaient s’en rappeler le lendemain.
Mon estomac s’est creusé, je devrais avaler quelque chose mais je n’ai pas faim, ma bouche est engourdie et pâteuse, je ne me suis pas couchée hier soir mais ce matin, il est déjà seize heures, un autre dimanche de gaché.
Mes cheveux sentent la cigarette, tous fumaient autour de moi, je toussais mais m’en fichais, j’essayais de danser tant bien que mal, je glissais un peu, à cause des talons, à cause du punch, mais je riais avec eux, je n’étais plus triste ou timide, j’étais presque belle. Ces chaussures habillent comme un rien, Justine m’avait prêté sa robe et mon corps l’épousait, se laissait faire, suivait les affreux boums boums rythmés que certains qualifient de musique …
Quelques larmes titillent ma gorge, je ne sais pas vraiment pourquoi, les nuages se balladent dans un ciel assombri de fin d’après-midi. Hier soir nous étions tous baignés de lumières colorées, et nos corps s’en immergeaient. Hier soir ma gorge ne pleurait pas, un goût étrange s’y imprimait, ce goût sucré qui dessine le sourire et illumine le visage jusqu’aux pupilles, avant de se répandre dans le ventre comme une chatouille et de rendre gracieux les gestes les plus ordinaires … C’était sans doute ça, la liberté.
Le silence résonne dans cette chambre, un vieux silence de quotidien, de dimanche gris.
dimanche 2 mars 2008
Le petit Grégoire n’aime pas les récréations, quand la sonnerie retentit il ne court pas dans les couloirs, n’arrache pas sa veste du portemanteau, il se dirige lentement vers le petit escalier près du préau, il s’assoit sur les marches et attend.
Le petit Grégoire n’aime pas jouer, il laisse ses yeux se perdre, il n’a pas besoin de regarder puisqu’il voit déjà. Ses pupilles noyées dans ses gros carreaux s’attardent sur les autres enfants. Ils dessinent une marelle sur le sol et étalent de la craie sur leurs doigts, se prennent les pieds dans leur corde à sauter.
Le petit Grégoire n’aime pas pleurer, ses camarades se bousculent, trébuchent, se battent, geignent et sanglotent, lorsqu'ils s'écorchent le genou ou se griffent dans le cou, mais Grégoire ne laisse jamais aller ses larmes, personne ne lui fait mal puisque personne ne le touche.
Le petit Grégoire n’aime pas rire, rien n'est assez drôle pour lui, parfois un semblant de sourire fend ses joues, mais ses yeux restent tristes. Sa mamie le pose seul sur son canapé devant des dessins animés, Grégoire penche la tête sur le côté, observe de travers, avec attention, on dira qu'il ne comprend pas tout, qu'il est trop jeune, mais il n'a tout simplement pas envie de rire.
Le petit Grégoire n’aime pas frémir, ses cousins se cachent derrière la porte, puis se jettent sur lui en criant, mais il ne sursaute pas, il crie un peu, "ah, vous m'avez fait peur", et ses yeux restent les mêmes. Il ouvre ses cadeaux et demande combien Mamie a bien pu les payer, mais voyons Grégoire, c’est le Père Noël qui te les amenés, et le semblant de sourire de Grégoire répond à sa place.
Le petit Grégoire n’aime pas les parcs publics, qui ne sont que de grandes cours de récréation remplies d’enfants et d’animaux, pourtant sa mamie l’y traîne chaque dimanche, lui donne du pain et lui demande d’en jeter des morceaux aux canards, mais Grégoire sait que son pain ne changera rien, que les canards ne sont les amis de personne et que rien n’est plus stupide que leur grand bec.
Le petit Grégoire est timide, il ne dit rien mais laisse défiler ses pensées précieuses derrière ses carreaux, il ne répond pas aux questions qu'on lui pose, ça ne l'intéresse pas, il préfère son monde, ce monde qu'il s'est fabriqué, loin de la mare, des canards et des cordes à sauter.
Pour en savoir plus sur la photographe :
http://www.flickr.com/photos/insilme
http://insilme.free.fr/blog/index.html
samedi 26 janvier 2008
Une journée à Berlin
Willkommen, Bienvenue, Welcome.
Une succession de cuisses nues et grassouillettes vient chanter le bonheur et la liberté, un peu faux, un peu trop fort, mais peu importe puisque tous les éclairages se rivent sur ces visages maquillés et que le piano plaque ses accords rythmés. Les dissonances pointent à peine leur nez, mais le spectateur sait déjà ce qui l’attend, quelle douleur grise va inonder Berlin et le Kit Kat Club.
Car elle est bien là, son murmure a imbibé chaque mur de la ville, chaque sculpture, et ce monument dédié aux déportés quelque part, près de l’ancien mur.
Ses blocs se succèdent, de plus en plus grands, de plus en plus gris, la pluie vient cogner la pierre, s’écoule en milliers de larmes. La mort s’y promène comme une vieille amie, répand l’odeur de ces montagnes de chaussures et de vêtements dont l’eau efface les couleurs. Le chemin se fait de plus en plus étroit, s’enfonce dans cette forêt pétrie de peur et de cris. L’angoisse se resserre sur l’estomac, tandis que le spectateur avance, à présent trop petit pour échapper à ces étendues mortuaires et à leurs échos. Il grimpe sur une marche, aperçoit l’édifice de plus haut, mais rien n’y fait, toujours une voix d’enfant pousse un cri déchirant, qui supplie, demande pourquoi ...
Vers où fuir ?
Contre quel mur s’adosser pour ne plus entendre résonner la douleur ?
Le mur, le grand, le terrible mur, lui, s’est écroulé, pourtant des voix se propagent encore indistinctement alentour, des miettes s’échappent, et les affiches s’effritent. Derrière le vernis craquelé, toujours du gris, toujours cette pluie qui creuse le béton, caresse les visages grimaçants. Le fantôme est bien là, souriant ou perplexe dans son uniforme gris ou beige, de cette couleur indéfinissable de banalité.
Des visages, des couleurs, des phrases tape-à-l’œil tapissent les quelques restes du mur. Plus de ce gris plat et monocorde, on veut du rose, des paillettes, du bonheur vif, des cuisses. Pas des grassouillettes, des fines, maigres comme ces starlettes d’Hollywood, on veut du burger, pas ces bouillies de légumes qu’on nous sert dans les cantines.
Mais le vent de l’Est souffle encore derrière les buildings, se vend aux magasins de souvenirs comme un gadget démodé. Des musées ou autres lieux attrappe-touristes exposent les vêtements, meubles et photographies de cette époque révolue, de ses batiments gris mais de ses tapisseries oranges, de sa prison et de ses chiffres, tout n’était pas rose mais l’Amérique n’est toujours pas venue s’installer à Berlin.
Willkommen, Bienvenue, Welcome. Le cabaret de Berlin retrouve ses dissonances et sa force, la mélodie se reconstruit au fil de monuments, de musées, de culture, de ses rues parsemées de gens et d'éclairages, ses feuilles d’automne chantonnent quelques couleurs.
Pas de rose mais surtout pas de gris, juste un peu de lumière.
Merci à Orianne pour la plupart de ces photos ...
Une succession de cuisses nues et grassouillettes vient chanter le bonheur et la liberté, un peu faux, un peu trop fort, mais peu importe puisque tous les éclairages se rivent sur ces visages maquillés et que le piano plaque ses accords rythmés. Les dissonances pointent à peine leur nez, mais le spectateur sait déjà ce qui l’attend, quelle douleur grise va inonder Berlin et le Kit Kat Club.
Car elle est bien là, son murmure a imbibé chaque mur de la ville, chaque sculpture, et ce monument dédié aux déportés quelque part, près de l’ancien mur.
Ses blocs se succèdent, de plus en plus grands, de plus en plus gris, la pluie vient cogner la pierre, s’écoule en milliers de larmes. La mort s’y promène comme une vieille amie, répand l’odeur de ces montagnes de chaussures et de vêtements dont l’eau efface les couleurs. Le chemin se fait de plus en plus étroit, s’enfonce dans cette forêt pétrie de peur et de cris. L’angoisse se resserre sur l’estomac, tandis que le spectateur avance, à présent trop petit pour échapper à ces étendues mortuaires et à leurs échos. Il grimpe sur une marche, aperçoit l’édifice de plus haut, mais rien n’y fait, toujours une voix d’enfant pousse un cri déchirant, qui supplie, demande pourquoi ...
Vers où fuir ?
Contre quel mur s’adosser pour ne plus entendre résonner la douleur ?
Le mur, le grand, le terrible mur, lui, s’est écroulé, pourtant des voix se propagent encore indistinctement alentour, des miettes s’échappent, et les affiches s’effritent. Derrière le vernis craquelé, toujours du gris, toujours cette pluie qui creuse le béton, caresse les visages grimaçants. Le fantôme est bien là, souriant ou perplexe dans son uniforme gris ou beige, de cette couleur indéfinissable de banalité.
Des visages, des couleurs, des phrases tape-à-l’œil tapissent les quelques restes du mur. Plus de ce gris plat et monocorde, on veut du rose, des paillettes, du bonheur vif, des cuisses. Pas des grassouillettes, des fines, maigres comme ces starlettes d’Hollywood, on veut du burger, pas ces bouillies de légumes qu’on nous sert dans les cantines.
Mais le vent de l’Est souffle encore derrière les buildings, se vend aux magasins de souvenirs comme un gadget démodé. Des musées ou autres lieux attrappe-touristes exposent les vêtements, meubles et photographies de cette époque révolue, de ses batiments gris mais de ses tapisseries oranges, de sa prison et de ses chiffres, tout n’était pas rose mais l’Amérique n’est toujours pas venue s’installer à Berlin.
Willkommen, Bienvenue, Welcome. Le cabaret de Berlin retrouve ses dissonances et sa force, la mélodie se reconstruit au fil de monuments, de musées, de culture, de ses rues parsemées de gens et d'éclairages, ses feuilles d’automne chantonnent quelques couleurs.
Pas de rose mais surtout pas de gris, juste un peu de lumière.
Merci à Orianne pour la plupart de ces photos ...
mercredi 5 décembre 2007
Le soleil pâle étend ses reflets sur l’eau calme de la piscine, la cousine y plonge son petit orteil à la dégoûtée avant de gémir, trop froide.
Lily, trop petite pour le grand maillot à fleurs jaunes de la tante, s'approche à grands pas de la piscine en souriant, saute en serrant ses genoux, pince son nez, éclabousse la cousine au passage.
Je profite des derniers rayons pour bronzer, en pestant secrètement contre Maman, qui depuis plus de trois heures bavarde avec les invités, fait de l’esprit, rit aux éclats et en oublie jusqu’à mon existence. La tante s’approche de moi, me propose un petit four, en profite pour me poser les questions d’usage, comment se finit l’année, comment se prépare mon départ, ou ai-je bien pu acheter mon maillot …
À présent à cours de banalités, la tante s’éloigne. Merci Maman ! Je t’avais pourtant dit que je devais rentrer tôt, qu’une méga fête m’attendait … Me voilà coincée ici, à respirer les vapeurs de viande grillée et à entendre l’oncle discutailler, à le voir distribuer sa foutue Clairette aux convives, tout sourire dans son polo Ralph Lauren, tandis que la grand-mère lui arrache sa quatrième coupe des mains.
« Mais non je n'ai bu qu'un verre ou deux, et puis ce n’est pas tous les jours la fête, à mon âge, je ne serai pas toujours là, tu sais, et la petite qui part bientôt, ça nous rajeunit pas tout ça. »
L’oncle s’éloigne, ignore les jérémiades de la grand-mère comme on pousse un mouton de poussière sous une vieille armoire.
Le barbecue, sous ses faux airs de bonne franquette, est gentiment planifié, ne pas donner trop à boire à la mamie, prévoir pour tous mais ne pas oublier les rondouillettes qui veulent perdre leur graisse avant de s’exposer au soleil, ne rien laisser au hasard. Je remarque qu’on m’a moins proposé à manger que de coutume, je dois avoir pris un peu de poids et serai vite remise au régime, à la bouffe « équilibrée » …
Le dosage, le juste milieu, et toutes ces choses dont l’oncle et la tante raffolent. Ceux-là qui fuient l'excès comme la peste, au point de prêcher partout les bienfaits de la modération, d’un catholicisme écœurant, plus proche de la réunion tupper-ware que d’une quelconque spiritualité.
Leurs enfants, élevés dans la tradition de l'équilibre, font un peu de tout, leur épanouissement en découlera.
Une heure de catéchisme par semaine, au même titre qu'une heure de piano, durant laquelle le cousin apprendra Haydn, Kulhau et autres besogneux, au lieu d'aborder plus tardif, plus romantique et moins bien dosé.
Surtout, pas de compositeurs ou d'airs connus, trop facile, trop vulgaire.
Pour se détendre, éveiller un peu sa créativité, le cousin jouera un morceau de boggie ou d'un autre genre qui évoque la musique populaire telle qu'ils l'aiment : faussement transgressive, véritablement mastoc et répétitive au possible. Le tout avec à peu près autant de swing qu'un manche à balai, le visage illuminé par un sourire satisfait d'enfant trop sage qui s'encanaille.
Une séance de sport hebdomadaire, mens sane in corpore sano, tennis pour le cousin et danse pour la cousine. Puisqu’il est plus sain qu’un garçon coure et qu’une fille pose. Et pourquoi ne pas assister à la chorale du collège (privé, cela va sans dire) le vendredi soir ? Cela leur laissera le temps de faire leurs devoirs le week-end.
Un peu de tout, surtout ne jamais déborder, ne pas tâcher les vêtements soigneusement repassés par maman. Manger proprement, ne pas jouer avec la nourriture, et attendre une heure avant de rentrer progressivement dans la piscine, ne pas se presser, les rebords sont glissants.
Jusqu'au matin ensoleillé de son été où la cousine se réveillera le visage bourgeonnant de son acné juvénile, surcharge de gras pour Monsieur et Madame, habitués à décrasser sa peau à coup de savon, osera enfin plonger dans la piscine, emmêler ses cheveux, raccourcir ses jupes, prendre des seins et de la graine. Les réunions familiales seront alors nettement moins ennuyeuses.
Chaque année, un nouveau cousin, ou le frère d’une quelconque pièce rapportée, devait faire son apparition. J’attendais son arrivée avec impatience, je le rêvais belle, grande gueule, débordant de partout. Son sourire et la petite lumière qui émanerait de ses yeux me secoueraient comme un accord dissonant, bleu, ce genre de note de mauvais goût qui ne colle pas avec le blanc cassé de la nappe.
Il viendrait me sauver, m’emmener sur son bateau à huit voiles et cinquante canons …
Mais mon pirate ne faisait jamais son apparition, et me laissait entre les mains des immondes tortionnaires qui me servaient de famille.
Ma peau commence à rougir, je la laisse faire par compassion pour ces pauvres brochettes que l’oncle a oubliées sur le feu.
Décidément, il est temps pour moi de partir.
Lily, trop petite pour le grand maillot à fleurs jaunes de la tante, s'approche à grands pas de la piscine en souriant, saute en serrant ses genoux, pince son nez, éclabousse la cousine au passage.
Je profite des derniers rayons pour bronzer, en pestant secrètement contre Maman, qui depuis plus de trois heures bavarde avec les invités, fait de l’esprit, rit aux éclats et en oublie jusqu’à mon existence. La tante s’approche de moi, me propose un petit four, en profite pour me poser les questions d’usage, comment se finit l’année, comment se prépare mon départ, ou ai-je bien pu acheter mon maillot …
À présent à cours de banalités, la tante s’éloigne. Merci Maman ! Je t’avais pourtant dit que je devais rentrer tôt, qu’une méga fête m’attendait … Me voilà coincée ici, à respirer les vapeurs de viande grillée et à entendre l’oncle discutailler, à le voir distribuer sa foutue Clairette aux convives, tout sourire dans son polo Ralph Lauren, tandis que la grand-mère lui arrache sa quatrième coupe des mains.
« Mais non je n'ai bu qu'un verre ou deux, et puis ce n’est pas tous les jours la fête, à mon âge, je ne serai pas toujours là, tu sais, et la petite qui part bientôt, ça nous rajeunit pas tout ça. »
L’oncle s’éloigne, ignore les jérémiades de la grand-mère comme on pousse un mouton de poussière sous une vieille armoire.
Le barbecue, sous ses faux airs de bonne franquette, est gentiment planifié, ne pas donner trop à boire à la mamie, prévoir pour tous mais ne pas oublier les rondouillettes qui veulent perdre leur graisse avant de s’exposer au soleil, ne rien laisser au hasard. Je remarque qu’on m’a moins proposé à manger que de coutume, je dois avoir pris un peu de poids et serai vite remise au régime, à la bouffe « équilibrée » …
Le dosage, le juste milieu, et toutes ces choses dont l’oncle et la tante raffolent. Ceux-là qui fuient l'excès comme la peste, au point de prêcher partout les bienfaits de la modération, d’un catholicisme écœurant, plus proche de la réunion tupper-ware que d’une quelconque spiritualité.
Leurs enfants, élevés dans la tradition de l'équilibre, font un peu de tout, leur épanouissement en découlera.
Une heure de catéchisme par semaine, au même titre qu'une heure de piano, durant laquelle le cousin apprendra Haydn, Kulhau et autres besogneux, au lieu d'aborder plus tardif, plus romantique et moins bien dosé.
Surtout, pas de compositeurs ou d'airs connus, trop facile, trop vulgaire.
Pour se détendre, éveiller un peu sa créativité, le cousin jouera un morceau de boggie ou d'un autre genre qui évoque la musique populaire telle qu'ils l'aiment : faussement transgressive, véritablement mastoc et répétitive au possible. Le tout avec à peu près autant de swing qu'un manche à balai, le visage illuminé par un sourire satisfait d'enfant trop sage qui s'encanaille.
Une séance de sport hebdomadaire, mens sane in corpore sano, tennis pour le cousin et danse pour la cousine. Puisqu’il est plus sain qu’un garçon coure et qu’une fille pose. Et pourquoi ne pas assister à la chorale du collège (privé, cela va sans dire) le vendredi soir ? Cela leur laissera le temps de faire leurs devoirs le week-end.
Un peu de tout, surtout ne jamais déborder, ne pas tâcher les vêtements soigneusement repassés par maman. Manger proprement, ne pas jouer avec la nourriture, et attendre une heure avant de rentrer progressivement dans la piscine, ne pas se presser, les rebords sont glissants.
Jusqu'au matin ensoleillé de son été où la cousine se réveillera le visage bourgeonnant de son acné juvénile, surcharge de gras pour Monsieur et Madame, habitués à décrasser sa peau à coup de savon, osera enfin plonger dans la piscine, emmêler ses cheveux, raccourcir ses jupes, prendre des seins et de la graine. Les réunions familiales seront alors nettement moins ennuyeuses.
Chaque année, un nouveau cousin, ou le frère d’une quelconque pièce rapportée, devait faire son apparition. J’attendais son arrivée avec impatience, je le rêvais belle, grande gueule, débordant de partout. Son sourire et la petite lumière qui émanerait de ses yeux me secoueraient comme un accord dissonant, bleu, ce genre de note de mauvais goût qui ne colle pas avec le blanc cassé de la nappe.
Il viendrait me sauver, m’emmener sur son bateau à huit voiles et cinquante canons …
Mais mon pirate ne faisait jamais son apparition, et me laissait entre les mains des immondes tortionnaires qui me servaient de famille.
Ma peau commence à rougir, je la laisse faire par compassion pour ces pauvres brochettes que l’oncle a oubliées sur le feu.
Décidément, il est temps pour moi de partir.
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