vendredi 26 février 2010



Quelle merveilleuse journée ! On n’est au fond vraiment heureux que lorsqu’on parvient à se faire surprendre. On croit connaître la partition par cœur, ce cheminement catastrophique d’une introduction trop violente à des adieux irrévocables. Et puis, un épilogue, une coda. Un angle nouveau, facilité aujourd’hui par l’achat de lunettes bien trop grises et noires.
Dieu que j’aime la piscine !
Je l’assimilais bêtement à ces souvenirs pénibles de lycée, à la honte des vestiaires, face au dévoilement trop brusque de ces peaux étrangères, puis aux mauvais traitements que subirait ma chair disgracieuse. Les regards qui se cogneraient sur mon vieux ventre de petit gros, les rires gras qui éclateraient après un plongeon raté et la froideur de l’eau, le poids du chlore sur mes pupilles.
Nous n’étions qu’entre garçons et brouillons de femme. Les sourires de mes pairs à la vue d’un « joli cul » me paraissaient aussi faux que leur dédain face à une cellulite trop prononcée ou un visage écrasé par son bonnet de bain. Je ne les regardais pas, je me recroquevillais près d’une des rares fenêtres et observais le triste ballet des chaussures mal lacées, des shorts mal coupés dans les recoins du stade, à l’abri des réprimandes du monstre de professeur.
Il aura fallu qu’un autre monstre, me diagnostiquant un surpoids inquiétant, m’ordonne à son tour de marcher droit, de manger moins. Et de faire du sport. La piscine, rien de mieux. Mais avec des lunettes, histoire d’éviter les dégâts du chlore.
Il aura fallu faire abstraction de cette connasse de caissière, que j’ai semblé déranger en pleine conversation pour acheter mon ticket, puisqu’elle ne trouva rien de mieux à répondre qu’un soupir à mon bonjour, pourtant poli. Un de ces soupirs qui mériteraient des baffes. Il aura fallu insister un peu pour connaître les horaires, puis ne plus insister du tout, puisque je les oublierais, ou ne reviendrais jamais. Il aura fallu rassembler un peu de courage dans une de leurs cabines avant d’oser en sortir, tout emmitouflé dans ma serviette.
Entrée en matière pénible, descente hésitante. Et puis, le froid se heurtant à mes membres pétrifiés a laissé place à une fragile aisance, quelques mouvements, très lents, très incertains, m’ont peu à peu libéré de ce souvenir glacé. C’était donc ça, la brasse coulée. A l’extérieur, à l’intérieur, inspiration, expiration. La moue déconfite des maîtres nageurs, les pieds si fins de ma voisine. La brillance inquiétante des carreaux, le mouvement engourdi de ses mollets, une bouée oubliée sur un plongeoir, le relief délicieux de ses fesses. Entrecoupées de retours essoufflés à la réalité, quelques secondes d'apaisement s'offraient à moi.
Je ne pus que constater la banalité de ses traits lorsqu’elle s’étira au bout du semblant de couloir. Elle me proposa de la dépasser, je prétextai nager beaucoup moins bien qu’elle. Peut-être se doutait-elle de quelque chose. Mais je cessai vite de la reluquer, l’imaginaire de ses jambes faisant pâle figure face à l’image de ses yeux vides, de ses lèvres inembrassables.
Un autre visage m’est ensuite apparu, paré des mêmes lunettes que moi. Quelques mèches blondes s’échappaient de son atroce bonnet de tissu et je découvris un ange en maillot bleu.
J’aurais alors voulu ne jamais quitter cette eau que j’avais fui si souvent, pour y voir encore ses bras se remuer, pour figer cet instant où je la croisai, où je pus enfin voir ses cuisses sublimes se débattre, très assymétriquement mais avec grâce, lenteur.
Je me pressai alors, espérant la recroiser encore et encore, jusqu’à ce que ses lunettes à elle découvrent mon corps à moi, jusqu’à ce que cet appendice de mer laisse échouer sur le littoral blanchâtre l’ange que je deviendrais pour elle.
Nous quitterions l’eau ensemble et n’aurions plus jamais froid.
Elle partit au bout de quelques longueurs, laissant mon âme d’adolescent et mon sexe grandis boire la tasse. Je la retrouverais un autre jeudi à midi trente. Et sinon, tant pis. Je croiserais sans doute une autre Marilyn prête à m’aimer le temps d’une brasse coulée.
C’est peut-être le réconfort des laids : la beauté qui nous entoure est inépuisable.

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