mercredi 9 septembre 2009



J’avais accouru Rue Sénac dès que j’avais appris qu’elle y serait. Malgré le sentiment d’impuissance qui m’envahissait lorsque je m’imaginais notre conversation, autrefois débordante de mots inutiles et d’énergie.
Je savais qu’il n’existait pas de mots pour adoucir sa peine, ni ceux qui condamneraient ces immondes salauds que personne ne retrouverait, ni ceux qui l’encourageraient à vivre à nouveau.
Et c’est sans doute face à cette Diane recroquevillée, face à cette Artémis en pleine reddition, que le processus déjà enclenché par la rêverie solitaire de ma Grégoire prit le dessus sur moi.
La chatouille qui se manifestait parfois, au bas du ventre, disparut à jamais, réprimée par le spectacle tragique de ces jambes et de ces mains repliées, de ce vieux pull gris étiré sous la crispation de ses paumes, de ce vêtement à présent aussi difforme que sa féminité tuée dans l’œuf.
Je n’aimerais plus jamais.
Je ne m’abandonnerais jamais.
Je ne me laisserais plus porter par la beauté d'un regard, d'un sourire ou d'une symphonie.
Je replierais tout : mes jambes, mes bras, ma fougue et ma naïveté derrière une mauvaise foi incommensurable.
J’ignorerais les roublards, les costauds, les supermen et par-dessus tout ceux qui lisent mal et savent parler, trop, voire gueuler, détourner. Les brutes, qui ne sont pas toujours celles que l'on croit : ceux qui envoient la cavalerie, la charrue puis les bœufs, la fanfare.
J’admirerais les regards timides, les hommes aux mains de femme, la décoration sobre, minutieuse de leurs appartements.
J’irais jusqu’à emménager chez l’un d’entre eux, jusqu’à ranger avec lui les papiers et factures dans des pochettes de couleur. Je m’endormirais contre la douceur de sa peau après une tendre étreinte, je l'embrasserais pieusement.
Et puis, pendant ses absences, j’insérerais dans notre lecteur un de ces disques qui déchire les oreilles avant même de les avoir amadouées. Billie Holiday pleurerait sur notre stéréo, susurrant sans aucun artifice ces mélodies entendues mille fois avec toute la rage d'un cri murmuré, d'une désillusion amère.
Et je pleurerais aussi. Parce que, bon dieu, qu’est-ce que je serais malheureuse …

lundi 2 février 2009

Elle lui avait souri, elle avait ouvert ses grands yeux bleus. On dit que les yeux bleus sont rares, qu’ils s’éteindront d’ici quelques siècles. Ceux d’Emilie sont profonds, ils brillent et leur lumière envoûte tous les garçons. Cet après-midi, pourquoi pas, à tout à l’heure, elle lui avait souri et elle était repartie vers les autres filles. Toujours entre elles, les filles, à s’échanger mollement des balles en mousse par-dessus un filet. Elles n’ont jamais senti leurs membres en sueur se figer de peur à l’approche du ballon, elles n’ont jamais essuyé la violence des coups ou ignoré les remarques assassines à la vue de leurs jambes blanches et maigres. Mais peu importe.
Les autres avaient ricané, Jean en serait malade. Lui qui regardait Emilie avec la tendresse qu’il ne s’autorisait jamais, lui qui laissait aller si souvent ses poings sur les épaules osseuses de Julien, lui qui trouvait à redire sur chacun de ses gestes, lui qui riait chaque fois que Julien ouvrait la bouche. Le genre de rire qu’on entend toujours nous poursuivre, le genre de rire qu’on passe sa vie à guetter derrière son épaule. Julien se frottait les mains : Jean en serait malade. Julien se demandait parfois s’il aimait Emilie ou la jalousie qu’elle suscitait chez les garçons.
Mais peu importe : aujourd’hui les ballons, les coups et la moiteur ne sont plus rien, Emilie est venue avec ses grands yeux scruter le paysage sur le toit et Julien lui fait fumer sa meilleure herbe.
A présent elle laisse osciller son regard entre l’étrange spectacle et Julien, des enfants jouent à la marelle dans le terrain vague, des billes s’échangent. Emilie attend, un peu perplexe, fais donc quelque chose, et Julien réalise qu’il n’y a pas besoin de garçons, de ricanements et de ballons pour que ses membres se figent.
Julien avale sa fumée de travers, il reconnaît la voix de sa mère, à peine quelques mètres sous lui. « Et le petit qui ne ferme JAMAIS sa fenêtre ... et qui vient pleurer après, maman je me suis encore fait bouffer par les moustiques, forcément que ton encens au citron là, ça repousse rien, t'avais qu'à la fermer, ta fenêtre. Comme si je le savais pas, que tu fumes ».
Emilie sourit, la petite fenêtre claque et Julien étouffe sa toux derrière sa manche. Aussi loin qu'il se souvienne, sa mère avait toujours parlé seule, pestant contre le couteau qui ne coupait pas ou l'éponge qui ne lavait plus. Il l'entendait marmonner deux mots entre les râles de l’aspirateur, entre les frottements frénétiques de la serpillière sur le parquet, et il riait.
Il aspire de nouveau, recrache vite, sa gorge s'est asséchée mais il ne peut pas tousser, pas tant que sa mère astique encore le salon.

[...]